Sur le vif

Spectacle Rhinoceros

Compagnie trois-six-trente

Auteur: Eugène Ionesco

Mise en scène: Bérangère Vantusso

Technique: Collaboration artistique Philippe Rodriguez-Jorda Assistanat à la mise en scène Pauline Rousseau Scénographie Cerise Guyon Création Lumière Anne Vaglio Création musicale Antonin Leymarie Costumes Sara Bartesaghi Gallo et Elise Garraud Direction technique,

Le seul regard que je peux porter aujourd’hui sur le monde tel qu’il va mal passe par l’absurde, le dérèglement, la destruction, il passe par la grimace, le rire de la grimace, la casse, le débordement. La mécanique théâtrale tranchante élaborée par Ionesco en 1959 rappelle que les «ismes» en tous genres ne cessent jamais de nous faire trébucher, et qu’il faut encore et toujours en parler en renouvelant les formes pour
résister à notre propre désespoir. Au moment où l’Europe replonge dans les eaux sombres du nationalisme, j’ai été saisie par la terrible modernité de Rhinocéros qui déconstruit avec minutie les mécanismes de propagation des idéologies et nous tend un miroir suffisamment déformant pour que nous puissions y réfléchir.
Chacun connait à peu près Rhinocéros, qui figure aujourd’hui encore au programme des lycées : Le quotidien sans histoire d’une petite ville de province est bouleversé par l’intrusion intempestive d’un Rhinocéros, en pleine rue. Chacun tente d’expliquer cet évènement incongru quand un mal étrange frappe un à un les habitants de la ville qui se transforment inexorablement en pachydermes. L’histoire d’une épidémie donc, qui dérègle l’humanité. J’ai proposé à Nicolas Doutey d’adapter la pièce de Ionesco, de la « dépouiller » d’une certaine théâtralité d’après-guerre pour la ramener à sa théâtralité la plus directe afin de ne pas aborder un fait historique particulier (la propagation des idéologies extrêmes au
xxe siècle seulement) mais un fait humain et social général, qui peut arriver à toute époque, concerner différentes idéologies, un fait « anhistorique »[1]. Ionesco a lui-même écrit, « nous appartenons tous à un certain moment de l’histoire – qui cependant […] n’exprime et ne contient que la part la moins essentielle de nous-mêmes »[2].
J’ai perçu de manière aigüe le potentiel marionnettique de cette pièce, qui bien au-delà de la représentation du pachyderme (qui ne sera d’ailleurs jamais représenté) propose surtout une dramaturgie de la prolifération très stimulante qui, à la manière d’un film fantastique, déploie un imaginaire de la matière envahissante qui finit par mettre en crise la présence humaine. Toujours en quête de transposition formelle, ma première intuition est de représenter la fragilité de la société et plus encore de l’humain au coeur de celle-ci, plutôt que la brutalité des rhinocéros. J’ai donc choisi de travailler avec un matériau cassant et reproductible en série : la céramique.

Le dispositif scénique est constitué de centaines de cubes en céramique blanche empilés les uns sur les autres pour former un grand mur qui ne cessera d’avancer sur la scène, réduisant progressivement l’espace de jeu jusqu’à son annulation complète.
Plus qu’un décor, il s’agit plutôt d’une surmarionnette qui agit sur les corps des interprètes, une matrice inquiétante dans laquelle les 6 acteurs viennent puiser la ressource du récit comme dans un immense théâtre d’objets « simple et grotesque » ainsi que l’aimait Ionesco.
Le cube, forme universelle et radicale, unique support du jeu théâtral, portant tout un monde en lui-même est un magnifique objet de projection des imaginaires. Il se transforme à volonté par la simple manipulation des acteurs : un cube devient un chat, deux cubes sont une porte, vingt cubes font un lit, etc. Dans le recueil des textes Notes et contrenotes, Ionesco affirmait que pour lui il est recommandé au théâtre « de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors ».
Démarrant en fausse piste comme une comédie burlesque, finissant en drame dans un abri menacé, Rhinocéros est une plongée méticuleuse dans le chaos de l’âme humaine, ses contradictions, ses doutes, ses faiblesses et ses résistances. Une pièce qui sonde nos piétinements et nous
demande pourquoi nous apprenons si peu du passé.
Bérangère Vantusso.

[1] Comme il l’écrit dans le même texte.
[2] Eugène Ionesco, « Expérience du théâtre » (février 1958), repris
dans Notes et contre-notes, Paris, Gallimard [1966], coll. « Folio
Essais », 1991, p.64.

Intention

L’envie de monter Rhinocéros de Ionesco vient d’une invitation que m’a faite Julia Vidit à mettre en scène « une pièce classique » alors que je suis habituée au répertoire dramatique contemporain. Cette question m’a beaucoup intéressée et a opéré chez moi dans toute son
épaisseur : quelle nécessité de faire ce détour par le passé, pour quel théâtre, quelle langue, quelle fiction, quelle place pour la marionnette et surtout quels échos des temps qui courent ?
J’ai donc relu ou envisagé nombre de pièces dites « classiques » : Sénèque, Shakespeare, Hugo, Garcia Llorca, Calderon, Marivaux, Brecht, j’ai fait un long détour chez Feydeau, réjouie par la perspective de mettre en scène l’absurdité des mécaniques sociales en marionnettes. C’est grâce à Feydeau que j’ai finalement compris que le seul regard que je peux porter aujourd’hui sur le monde tel qu’il va mal passe par l’absurde, le dérèglement, la déconstruction voire la destruction, il passe par la grimace, le rire de la grimace, la casse, le surréalisme. Je me suis donc tournée vers le théâtre dit « de l’absurde » et me suis plongée dans l’écriture d’Eugène Ionesco, que je connaissais de façon très superficielle :
Les chaises, La Cantatrice chauve, Le roi se meurt, Jacques ou la soumission, c’est finalement Rhinocéros qui a achevé de me convaincre que les « ismes » en tous genres ne cesseront pas de nous faire trébucher, et qu’il faut encore et toujours en parler en cherchant à renouveler les
formes. Ainsi, le fait que cette pièce de Ionesco résonne si étroitement avec le présent, soixante ans après sa création, prend un sens particulier, confirme que « tout ça tourne, que ça nous tourne autour *».
* Charles Pennequin – Comprendre la vie – P.O.

Distribution

Adaptation et dramaturgie Nicolas Doutey
Avec : Boris Alestchenkoff, Simon Anglès, Thomas Cordeiro,
Hugues De la Salle, Tamara Lipszyc, Maika Radigalès

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Dossier artististique